Québec - Site du Le Réseau sur le vieillissement et les changements démographiques (RVCD).
La mission du RVCD est d’assurer une observation continue de l’environnement du vieillissement et des changements démographiques au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde pour en faire une analyse pertinente à la prise de décision stratégique et favoriser le partage et le transfert de connaissances entre les intervenants appelés à travailler dans ce domaine.
Nous relayons cet article du journal Le Devoir, en remarquant une fois de plus, en comparaison de ce qui se publie au Canada, le silence des médias français sur la question de l’âgisme.
(La pétition à laquelle Martine Lagacé fait référence dans cet article est en ligne ici : Il faut mettre fin à l’âgisme.)
Le virus de l’âgisme
"L’expression « boomer remover » — disons l’équivalent de « vireur de vieux » — pour décrire la pandémie ou le coronavirus est apparue il y a quelques semaines sur les réseaux sociaux. Le mot-clic #BoomerRemover a vite fait oublier le déjà désolant « OK boomer » popularisé l’année dernière.
Passées les ides de mars, le Urban Dictionary, traquant les mutations à chaud en langue anglaise, précisait que le terme semblait surtout utilisé par les millénariaux « puisque la COVID-19 est plus dangereuse pour les personnes âgées ». Une des subtilités de la définition rajoutait que des jeunes adoptaient ce synonyme de la maladie mortelle parce que la génération de l’après-guerre « a démontré peu de respect pour la nature et l’environnement ».
Ah bon. Nous en sommes donc là.
La professeure Martine Lagacé de l’Université d’Ottawa traque les manifestations de l’âgisme dans nos sociétés depuis des années et de tous bords, dans les médias comme les mentalités. Celle-là ne lui a évidemment pas échappé.
« L’âgisme peut parfois être de l’ordre de l’inconscient, dit-elle. Quand François Legault dit qu’il veut protéger les personnes âgées, il est certainement de bonne foi, même si on peut facilement verser dans l’infantilisation avec de telles formules. Par contre, sur les médias sociaux, depuis quelques semaines, on voit vraiment s’afficher une sorte de haine à l’égard des plus âgés. L’expression boomer remover dit bien que plus ces personnes disparaissent, moins ça nous coûtera cher en soins de santé ou en pensions et plus il y aura de postes disponibles pour les plus jeunes. »
Et s’il s’agit d’une blague, elle n’est pas drôle et en dit beaucoup sur les farceurs, rajoute la sérieuse spécialiste, en rappelant que l’humour est toujours un puissant véhicule de stéréotypes.
Mme Lagacé nous invite d’ailleurs à nous poser la simple question suivante : à propos de quel autre groupe culturel, religieux, ethnique ou racisé de nos sociétés trouverait-on acceptable de laisser circuler un slogan haineux pareil ? Accepterait-on le mot-clic « bon débarras bébé » si un virus s’en prenait aux enfants ?
« Moi, ma réponse, c’est non. Déjà là, on atteint un paroxysme sans précédent. #BoomerRemover a été retiré après deux semaines d’usage intensif, mais, encore une fois, on tolère un vocabulaire de la haine explicite par rapport aux personnes âgées qu’on ne tolérerait jamais par rapport à d’autres groupes sociaux. »
Comme la bêtise
La spécialiste des communications a commencé, avec quatre étudiantes au doctorat, à colliger et à codifier de quelle façon les réseaux sociaux et les médias traditionnels traitent des aînés dans la crise. Une observation préliminaire lui laisse déjà penser que les plateformes en ligne ont très peu parlé des vieux finalement, ou juste en mal, ou une fois la tragédie devenue incontournable. « On disait par exemple que les 70 ans et plus ne devaient pas sortir, en tombant dans une forme d’infantilisation. On a célébré le courage des familles, des petits-enfants, mais les personnes âgées, elles, sont arrivées dans le discours public la semaine dernière seulement, avec la crise dans les CHSLD. »
À force de constater les signes de cette discrimination systémique, la professeure de communications et sa collègue des sciences de la santé Sarah Fraser ont écrit une lettre ouverte (« L’urgence de mettre fin à l’âgisme »), maintenant signée par une cinquantaine de professeurs canadiens et européens. L’appel a été repris sur les plateformes du Devoir. Son texte dénonce pêle-mêle le mépris envers les aînés, le regard et le vocabulaire infantilisant que l’on projette sur eux, comme la situation épouvantable dans les centres de retraités, avec des cas concrets ici et ailleurs.
L’âgisme, comme la bêtise, semble largement répandu dans le monde. En Italie, quand le système de santé a commencé à devoir trier les patients, selon un triste impératif de médecine de guerre, les choix se faisaient ouvertement sur l’âge plutôt que l’état de santé des patients. « Donc, les stéréotypes sont tellement profonds qu’être vieux veut automatiquement dire être malade ? demande la professeure de l’Université d’Ottawa. C’est une question. Je n’ai pas de réponse. Mais, pour moi, cette crise est un formidable tournant dans nos sociétés, qui doivent repenser leur lien au vieillissement. Est-ce que tout ça finalement ne cache pas une profonde anxiété, une peur de vieillir ? »
L’isolement, c’est la mort
Judith Gagnon, présidente de l’Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées, dénonce à son tour les dérives profondes révélées avec force par la crise en développement. Comme si le virus avait agi en révélateur de nos quatre vérités. Elle donne l’exemple précis du manque de solidarité intergénérationnelle, ou plutôt du partage et de la compassion à sens unique.
« Notre société demande beaucoup aux aînés de rendre service, dit-elle. Ils gardent les enfants de leurs enfants. Ils aident les familles. Ils font du bénévolat. Mais l’aide aux aînés, elle ? En fin de vie, on les parque dans une résidence et on les oublie en se disant qu’on n’a plus besoin de s’en occuper. Ce système est pourri. Notre société devient compartimentée. On isole les aînés et ils ne font plus partie du groupe. Or, l’isolement, c’est la mort. »
Le réseau des CHSLD concentre cette cruelle réalité. Un seul résident sur dix y reçoit des visites régulières de ses proches. Et pour la professeure Lagacé, la catastrophe pandémique ne pouvait qu’y frapper dur et fort.
« La crise est arrivée rapidement, c’est vrai, dit-elle. Mais on avait vu la Chine, l’Iran, l’Italie, et les données de l’Organisation mondiale de la santé avertissaient que les gens plus âgés étaient plus à risque. Il me semble que la première chose qu’on aurait pu faire, c’est de s’assurer de la protection des CHSLD comme points vulnérables. »
Le constat peut même s’étendre. Au fond, la Belgique, la France, l’Italie, l’Ontario ou les États-Unis ne réussissent pas vraiment mieux que le Québec à protéger leurs plus vieux en ce moment. Le virus « vireur de vieux » fait son œuvre partout en Occident parce que, partout, le même âgisme l’a laissé faire son chemin néfaste et funèbre.
« Quand on parle de société démocratique et égalitaire pour tous, est-ce qu’on n’a pas oublié les grands aînés de nos sociétés ? demande en conclusion Martine Lagacé. Je me pose la question. Nos dirigeants disent maintenant que les aînés sont une priorité. J’aurais bien aimé entendre ça il y a dix ans. » "
Stéphane Baillargeon
https://www.ledevoir.com/societe/577349/le-virus-de-l-agisme