Dans les jours qui ont suivi le Brexit, on a pu assister à un même constat alarmant de la part de la majorité des journalistes et des commentateurs de l’actualité : pour reprendre le début d’un éditorial du journal suisse Le Temps, subtilement intitulé "Le Brexit et la « dictature des vieux »" : "L’analyse des résultats du Brexit confirme une fracture entre les générations : les baby-boomers ont mis ko les aspirations des jeunes générations. "
Or les analystes un peu sérieux (voir par exemple : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/24/les-jeunes-britanniques-ont-ils-vraiment-massivement-vote-contre-le-brexit_4957395_4355770.html) qui se sont penchés sur le vote des électrices et électeurs anglais l’affirment : il est impossible de prétendre que ce vote montre une fracture générationnelle entre "les vieux favorables au Leave’ et "les jeunes favorables au Remain’. Nous y reviendrons.
Et pourtant, depuis le journaliste de France Info Jean-Michel Apathie qui annonce que "les vieux ont voté pour le Brexit" jusqu’au Time qui précise que "Les vieux Anglais ont décidé pour les jeunes", en passant par Le Monde qui titre : ""Vous voulez nous confisquer notre futur" : après le Brexit, l’amertume des jeunes britanniques.", les affirmations ne contenaient aucune nuance ni aucun doute.
Et, comme à chaque fois que "les vieux" sont accusés de "refuser l’avenir", de "freiner le progrès", etc., âgisme et/ou anti-démocratisme s’en sont donné à coeur joie.
Quelques illustrations parmi bien d’autres :
Hélène Bekmezian, journaliste au Monde, tweete : "Le droit de vote c’est comme le permis. Franchement, au bout d’un certain âge, on devrait leur retirer."
« Le passé a décidé de l’avenir », résume Daniel Cohn-Bendit (qui n’en est pas à sa première sortie âgiste : http://www.agisme.fr/spip.php ?article46)
Jean Quatremer, un journaliste français ayant largement relayé cette fausse vision des choses, a mis en valeur des tweets qui concluaient sur l’intérêt de prendre en compte un nouveau critère : celui des "années à vivre avec la décision" qui "devrait jouer dans les pondérations des référendums de ce type" !
Autrement dit, plus votre espérance de vie est faible, plus votre vote devrait perdre de poids. Ce qui rappelle une vieille conviction de Martin Hirsh : "Il faut refaire le suffrage censitaire et donner deux voix aux jeunes quand les vieux en ont qu’une. Il faut donner autant de voix qu’on a d’années d’espérance de vie." Voir sur : http://www.agisme.fr/spip.php ?article62
Certains, comme Alain Minc, ont juste indiqué qu’il fallait ne pas tenir compte de ce referendum et "aider" les Anglais "à ne pas en sortir" ; d’autres, comme Jacques Attali, ont proposé de mettre en place un système avec plusieurs votes successifs à un an d’écart quand le risque est qu’une génération (sous-entendu : la vieille) puisse trop peser dans un referendum !
Rien de bien nouveau...
Comme d’habitude, "les vieux" "les jeunes", les "nous", les "vous", censés représenter à chaque fois tous les jeunes et tous les vieux, comme si tous étaient politiquement identiques quand leur âge est identique. Les chiffres indiquaient qu’autour de 60% des 25-34 ans étaient pour le Remain... tandis qu’ils n’étaient que 40% des plus de 65 ans. Les 60% de "plus de 65 ans" pour le Leave permettaient donc d’écrire comme on l’a lu partout que "les vieux" sont pour le Brexit. Typique de l’âgisme : la majorité relative devient une majorité absolue !
Typique aussi de l’âgisme : tous les votes et les votants sont considérés comme égoïstes. Les vieux ne peuvent voter que pour leur(s) intérêt(s) de vieux, les jeunes pour leur(s) intérêt(s) de jeunes. Donc pas pour des dimensions politiques. Juste pour eux et leur âge. Donc les vieux votent pour le passé et les jeunes pour l’avenir.
Témoin assez inédit et effarant de cette vision des choses : les tableaux qui ont circulé calculant l’espérance de vie des électeurs de chaque tranche d’âge... Objectif de ces tableaux : montrer que les vieux (égoïstes) votent pour une situation qu’ils ne vivront pas longtemps... alors que les jeunes, tous pro-européens bien sûr, vont en pâtir durant toute leur vie !
Personne – c’eût été pourtant rigolo – pour remarquer qu’avec de tels raisonnements, on peut penser que lesdits jeunes vont vieillir et qu’en vieillissant ils deviendront progressivement anti-européens et donc de plus en plus heureux du Brexit :-)
On remarque au passage que dans tous les sondages présentés, les "jeunes" sont divisés en plusieurs catégories, assez précises (les 18-24 ans, les 25-34 ans...) tandis qu’il n’existe qu’une seule catégorie pour "les vieux" : les "plus de 65 ans", grand panier où sont donc mis tous les gens ayant entre 65 ans et 105 ans ! Une telle précision force l’admiration...
L’obsession du "vieil Anglais" comme bouc-émissaire était telle que d’autres sondages ne furent même pas évoqués. Comme ceux qui indiquaient que les ouvriers ont voté à 64% pour le Leave, les cadres à 57% pour le Remain. Là, nous n’avons pas de tweet ou d’articles affirmant que le vote devrait être pondéré selon le salaire. Nombreux sont ceux qui le pensent (1), mais peu osent le dire. Alors que quand il s’agit d’accuser les vieux, la vindicte est licite et facile.
Enfin, dans leur obsession de la "dictature des vieux", nos âgistes ont oublié de préciser :
que ces mêmes vieux qu’ils insultent sont dans la majeure partie des pays européens, dont la France, ceux qui votent le moins pour les partis d’extrême-droite, peu pro-européens pourtant...
que les chiffres les plus impressionnants de ce vote anglais sont ceux de l’abstention : se sont abstenus 64% des 18-24 ans, et 17% des plus de 65 ans.
"Ces jeunes" si brillamment pro-européens aux dires de nos commentateurs le sont donc tellement qu’ils ne se déplacent même pas pour le confirmer dans un bureau de vote...
Les seules vraies et tristes conclusions de cette affaire : que les vieux votent plus que les jeunes ; que ceux-ci, quels que soient leurs opinions, montrent une indifférence ou un dégoût croissant pour la vie politique, pour les gens qui la font comme pour les gens qui la commentent ; et que la majorité des medias sont toujours aussi âgistes.
(1) : Pour une analyse globale des réactions au Brexit, et en particulier de celles témoignant d’un fort mépris de la démocratie de la part de nombreux politiques et journalistes, voir notamment l’article du professeur de science politique Christophe Bouillaud : https://bouillaud.wordpress.com/2016/06/26/les-europeens-votent-mal/