Mesdames, vous vieillirez aussi !
Une tribune de Pascale Senk parue dans Le Monde du 1er novembre 2009.
" Dans la presse féminine française, une étrange planète, personne ne s’autorise à parler franchement d’une évidence existentielle qui pourtant nous concerne toutes : vieillir.
Ces équipes rédactionnelles, qui, depuis quarante ans, ont su initier leurs lectrices à jouir, à se libérer ou à s’entraider face au pouvoir machiste, se retrouvent aujourd’hui corsetées avec une mission unique : faire consommer des femmes savamment maintenues dans le déni de vieillesse.
Au mois de juin, je suis autorisée à participer à une expérience pionnière en France : des groupes de cinq jours sur "L’art de vieillir" animés par la psychologue Marie de Hennezel. Là ou d’autres proposent de simples conseils de santé et de nutrition "anti-âge", Marie de Hennezel permet de partager ses craintes avec d’autres nouveaux retraités à qui les seuls mots de "maisons de retraite" et "anciens" font froid dans le dos... Enthousiaste, je sais que je tiens là un beau sujet de reportage.
J’appelle mes contacts dans la presse féminine. Premier, Marie-France, le magazine des femmes de plus de 40 ans. Je suis accueillie à bras ouverts par la rédaction en chef. "Très beau sujet", me répète-t-on le jour où l’on se met d’accord sur l’article. L’angle choisi atténue un peu le côté "trop direct" d’un reportage sur la peur de vieillir, pourtant évoqué par téléphone : j’écrirai le texte du point de vue d’une "quadra +" qui regarde s’exprimer des stagiaires plus âgées qu’elle.
Quelques jours après, je remets ma copie, une chef de service me lit et trouve très bien mon papier... et j’attends. Les vacances de juillet arrivent. Je pars en Californie où je découvre la force du mouvement new-aging : les hippies et enfants du summer of love n’ont nullement envie de vieillir comme leurs parents, ils inventent l’idée de magic midlife : après 50 ans, on commence seulement à être soi. Profitons-en !
Je rencontre des peintres qui ne font que des portraits de "plus de 60 ans" pour compenser le manque d’images médiatiques de la vieillesse, lis des articles fustigeant "Los Angeles comme ville de culte du corps qui ne fait pas de place aux vieilles", je comprends qu’un grand tabou est en train d’être levé...
On va enfin parler de cette grande affaire de nos vies qui commence à partir de 20 ans : vieillir et s’améliorer, gagner en expérience et force intérieure au lieu de décliner ! A mon retour, toujours grand silence du magazine Marie-France. J’appelle, la rédactrice en chef ennuyée me prend, au téléphone : "Ah... vous n’avez pas eu mon message ? Désolée... Il est très bien, votre papier... mais les dernières études nous empêchent de parler de vieillesse comme ça à nos lectrices, vous comprenez ?"
Non, je ne comprends pas : "Mais vos lectrices approchent de la cinquantaine, non ?" "Oui, mais il vaut mieux ne pas les mettre en face de ça. Nous sommes désolées et vous paierons en non-paru (- 50 %) car ce n’est pas de votre fait, mais notre lectorat n’est pas encore prêt..."
Je fulmine et appelle un contact à Marie-Claire. Oui, le grand titre des combats féministes, des grands reportages chez les femmes muselées du tiers-monde... Elle lit mon papier, me rappelle : "Désolée, mais on ne peut pas parler comme ça de la vieillesse à nos lectrices de 25-35 ans." Je fulmine. J’envoie mon papier à la rédaction de Madame Figaro. Là, je n’ai même pas d’accusé de réception.
Finalement, ce reportage sera publié par Pleine vie au mois de décembre. Rien de surprenant. Ficelées par leurs rapports fantasmatiques entre les annonceurs publicitaires et leurs lectrices qu’elles imaginent inaptes à entendre toute vérité, les rédactrices en chef de la presse féminine maintiennent tout leur "joli monde" dans le leurre de l’éternelle jeunesse et de la compulsion consommatoire. Qu’est-ce qui intéresse les femmes selon ces industries complices ? Acheter une jupe Prada, une crème Clinique et ressembler à Victoria Beckham. C’est là avoir une opinion bien dégradée des femmes de ce pays.
Mais mesdames les rédactrices en chef, ne vous leurrez pas trop longtemps : vos lectrices vieillissent un peu plus chaque jour, vous aussi... et même Victoria Beckham n’y échappera pas ! Ne vous prenez pas pour des "leveuses de tabous" et des pionnières parce que vous parlez d’orgasme dans chaque numéro. Ça, c’était le combat d’il y a quarante ans. Quand vous étiez jeunes, courageuses et réellement libérées ! Aujourd’hui, l’heure est à d’autres urgences. "
Pascale Senk, journaliste.
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