Nous relayons également ici, en ce contexte particulier, une itw de Jérôme Pellissier, vice-président de l’Observatoire de l’âgisme, paru il y a quelques jours sur Altermidi.
Jérôme Pellissier : Se battre pour une société respectueuse de tous ses membres
A. Il y a eu la canicule en 2003, le coronavirus en 2020, on constate à 17 ans d’intervalle que les personnes âgées sont toujours les premières à faire les frais de ce type d’événement, quelle analyse faites-vous de la situation ?
JP. Commençons juste par distinguer deux aspects. Un fait brut : ce sont les personnes les plus physiologiquement fragiles qui sont davantage vulnérables à des épidémies, à des conditions climatiques extrêmes, que ce soit dû à leur grand âge ou à leur état de santé. C’est une réalité socio-politique : quand ces personnes, en temps normal, vivent déjà isolées, elles sont très nombreuses à vivre très isolées comme en 2003, dans des conditions difficiles par les manques de lieux adaptés et de professionnels dans les institutions collectives, tout nouveau facteur de risque, virus, canicule, etc, vient exacerber ces situations de grande vulnérabilité et les rend dramatiques.
A. Face au manque de moyens matériels et humains, des voix s’élèvent pour s’inquiéter du sort réservé aux résident-e-s dans les EHPAD et autres établissements spécialisés. L’État n’a rien anticipé, comment expliquer ce phénomène ?
JP. Du coup ce n’est pas une inquiétude, c’est une certitude. Quand en temps habituel le prendre-soin se fait en situation de pénurie, dans une forme permanente d’urgence, de manque de moyens, en personnes comme en formations, en lieux adaptés comme en réflexions, en temps de crise, ça implose. Et ça implose particulièrement dans les Ehpad, mais aussi aux domiciles, souvent inconnus, invisibles, de vieilles personnes très isolées, qui ne bénéficient pas de l’attention — relative — portée à l’hôpital. Les lieux type Ehpad restent négligés, surtout quand on mesure que le seul moyen qu’une crise pareille n’y sème pas le chaos aurait été, dès qu’on a compris que c’était là que vivaient des populations particulièrement à risques, d’engager un plan de grande ampleur, avec une augmentation massive de personnes, protégées et protégeantes, pour prendre-soin de ces populations.
A. En Italie, une note confidentielle médicale indiquait clairement les choix à faire entre les patients à sauver et les autres. Aux États-Unis, on conseille de ne pas réanimer les personnes trisomiques, handicapées et les vieux pour économiser les moyens. En France aussi, les soignant-e-s ont à choisir, qu’est-ce que cela traduit de la société et du monde dans lequel on vit ?
JP. Un double problème : d’abord celui de l’opacité des choix. Oui, des choix sont faits pour l’accès aux soins, y compris en temps habituels, des choix sont faits aux urgences, etc. Le plus souvent, ils sont laissés aux individus et ne sont pas issus d’une réflexion à plusieurs. Quand réflexions il y a, car il y en a, puisque ça a parfois été anticipé, par exemple, que le nombre de places en réanimation ne permettrait pas d’y accueillir tous les malades, elles restent là aussi opaques, prises dans des petits cénacles d’experts ou de technocrates. Pourtant, on le sait, la seule manière dont une population pourrait accepter, parfois, certains choix, serait qu’elle participe pleinement aux réflexions qui y conduisent. Ce n’est jamais le cas.
Ensuite, il y a la question des critères qui varient selon les époques. À toutes les époques, dans l’Occident moderne, ce sont toujours les plus fragiles socialement, les plus pauvres, les plus isolés, les plus ostracisés en temps habituel, qui sont les plus rapidement sacrifiés. Là aussi, la crise n’invente rien, elle révèle et exacerbe. Là aussi, rien de nouveau, en France, c’est toute l’année que des gens âgés et malades meurent à domicile ou en Ehpad par « perte de chances », mauvais accès aux soins, manque de professionnels, etc.
Ce qui est nouveau, par rapport à d’autres époques, c’est que ce n’est pas assumé, pas explicite. Quand ça doit l’être, quand notamment c’est porté sur le devant de la scène par des sujets à la mode tels que les algorithmes des voitures automatiques qui devront décider qui sacrifier, par exemple, entre deux piétons qui traversent en plein milieu de la route, alors ça révèle les hiérarchies sous-jacentes que j’évoquais. Toutes les vies n’ont pas la même valeur et il vaut mieux être d’âge moyen, actif, responsable de famille pour être du bon côté.
A. Les personnels hospitaliers se sont mobilisés des mois durant, notamment au niveau des urgences, pour dénoncer leurs conditions de travail, la casse de l’hôpital public, les coupes budgétaires, y-a-t-il un lien direct avec le fait que les professionnels des hôpitaux et des autres lieux de vie sont débordés et ont du mal à affronter la pandémie ?
JP. Oui, je le redis : quand on travaille, en temps normal, en situation de pénurie, à flux tendu, au bord permanent de l’épuisement et du découragement, une goutte d’eau fait tout déborder. Alors quand la goutte d’eau est un violent torrent…
A. Vous qui prenez soin de nos aîné-e-s à travers vos recherches, vos réflexions et votre pratique, comment voyez-vous la suite ? Quel est le chemin à prendre ?
JP. Honnêtement, aucune idée. Je crois qu’il est essentiel, y compris justement en situation d’urgence et de crise, de maintenir de la pensée, des pensées, des réflexions, à plusieurs, tous ensemble, pour ne pas être que dans l’agir. Mais je crois aussi que ce n’est pas le meilleur moment pour parvenir à penser clairement la suite. La suite de quoi ? On ne sait pas encore quelle va être la réelle ampleur de cette pandémie. Mais le chemin à prendre, vous l’évoquiez, avait commencé à être pris : il va falloir plus que jamais continuer à se battre pour que les lieux de soins et de prendre-soin soient à la hauteur des enjeux d’une société qui se veut théoriquement respectueuse de tous ses membres, quels que soient leur âge ou leur situation sociale.
__ Jérôme Pellissier est écrivain. Il est docteur et chercheur en psychogérontologie, auteur notamment de plusieurs ouvrages consacrés au prendre-soin et à la place de la vieillesse et des personnes dites âgées dans notre société.
Propos recueillis par Piedad Belmonte
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